Anta Guissé : « Le procès Sankara est un procès avec l’histoire »

Anta Guissé : « Le procès Sankara est un procès avec l’histoire »

Depuis plus de vingt ans, l’avocate franco-sénégalaise Anta Guissé a porté la parole de la défense devant les tribunaux internationaux pour le Rwanda et pour le Cambodge, ainsi que devant la Cour pénale internationale. Elle vient de plaider pour les familles des victimes dans le procès au Burkina-Faso sur l’assassinat de l’ancien président Thomas Sankara, dont le verdict est attendu pour le 6 avril. Et partage ses réflexions sur le jugement de ces crimes extraordinaires.

JUSTICE INFO: Le 15 octobre 1987, le président du Burkina-Faso Thomas Sankara était assassiné avec douze de ses compagnons dans un coup d’État. Trente-cinq ans plus tard, 14 personnes, dont 2 en fuite, sont poursuivies pour ces meurtres et pour « attentat à la sûreté de l’Etat et complicité d’attentat ». C’est-à-dire, pour reprendre une citation dans votre plaidoirie, pour un crime « d’exception au milieu des crimes ordinaires », un crime qui « ébranle l’ordre social dans ses fondements ». En quoi cet assassinat politique doit-il être considéré comme majeur même s’il n’est pas un crime international ?

ANTA GUISSÉ: L’attentat en lui-même est un crime d’exception, il est jugé à part. Les assassinats, eux, restent des crimes de droit commun. La particularité est que cela touche un chef d’État. Le Burkina-Faso a connu beaucoup de coups d’États mais celui-ci est le plus sanglant. Ce fut un bain de sang sous la forme d’une exécution en règle. Ce qui est également particulier, c’est que cela a été prémédité et préparé, puisqu’au même moment où on le tuait au Conseil de l’Entente [siège du pouvoir exécutif], on a fait en sorte de tuer aussi les personnes qui étaient susceptibles d’être les plus proches de Sankara et auraient pu intervenir pour déjouer le coup d’État.

C’était un moment charnière dans l’histoire de l’Afrique, où l’on pouvait basculer dans une autre façon d’aborder le mode de gouvernement sur le continent, une autre façon de voir les rapports entre anciens pays colonisateurs et anciens peuples colonisés. Le fait que cela ait été fauché aussi violemment et par son meilleur ami [Blaise Compaoré, président du Burkina de 1987 à 2014] ajoute une dimension un peu shakespearienne.

La personnalité de Sankara et de cette révolution au Burkina me rappellent bien sûr l’adolescente que j’étais à l’époque et ce que cela a alors voulu dire pour beaucoup de gens. J’ai des parents gauchistes et de milieux militants ; un ami burkinabé venait souvent séjourner chez nous et il est mort pendant ces événements. On parle toujours des personnes tuées au Conseil de l’Entente mais, malheureusement, d’autres gens sont morts ou ont disparu dans des circonstances étranges dans les semaines et mois qui ont suivi.

Je me souviens d’une énorme tristesse. Je côtoie des Africains de tous milieux ; quand ils apprennent que je suis intervenue dans ce procès [comme avocate des parties civiles], tous se souviennent du jour où ils ont appris la mort de Thomas Sankara – et tous ont pleuré. Tous, quelle que soit leur nationalité.

C’est donc l’histoire du Burkina, mais pas seulement : du fait des positions et des discours extrêmement forts de Sankara, c’est l’histoire de l’Afrique. C’était le roi de la « punchline » ! C’était l’époque des Houphouët [Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993], des Eyadéma [Gnassingbé Eyadéma, président du Togo de 1967 à 2005] et Sankara était ce jeune qui dirigeait un pays pauvre mais qui tout à coup se retrouvait sur la scène des grands parce qu’il avait cette dignité, cette volonté de travailler avec ce que l’on a, d’avoir une autre vision du développement. Il y avait certainement les erreurs de la révolution mais on ne peut pas enlever à Sankara qu’il était d’une extrême probité et cela changeait beaucoup par rapport aux autres gouvernants de l’époque et à ceux qui ont suivi. Ce fut un grand espoir totalement détruit.

Trente-cinq ans après les faits, sur le plan judiciaire, la preuve a pu se déliter mais nous avons aussi le bénéfice de la distance. Nous voyons maintenant bien qui a fait quoi de cette révolution.

Nous avons eu un vrai procès d’assises, avec des experts balistiques et des interventions sur les faits : comment on a tué les gens, à quel moment, qu’est-ce qui s’est passé dans les mois qui ont précédé le 15 octobre et après.

JUSTICE INFO: N’est-ce pas ce que l’on appelle un procès pour l’histoire ?

Oui, mais pas seulement. Nous avons eu un vrai procès d’assises, avec des experts balistiques et des interventions sur les faits : comment on a tué les gens, à quel moment, qu’est-ce qui s’est passé dans les mois qui ont précédé le 15 octobre et après. Je dirais plutôt que c’est un procès avec l’histoire, dans le sens où nous avons des éléments de compréhension que nous n’aurions pas eu si nous avions jugé les faits dans la foulée – par exemple, un certain nombre de câbles diplomatiques français qui exposent les diverses explications données par le clan Compaoré, les crispations dans la « Françafrique » ou en Côte d’Ivoire.

JUSTICE INFO: Que retenez-vous de ce procès ? Qu’a-t-on appris ?

Que cela a été vraiment prémédité, que cela remontait à de nombreux mois, voire plus. Il y avait eu plusieurs tentatives d’assassinat auparavant. Thomas Sankara savait que sa vie était en danger et il a volontairement refusé d’entrer dans cet engrenage. On a appris que Blaise Compaoré était un vrai traître – on s’en doutait mais c’est désormais plus apparent – et que c’était un animal politique. Tant au niveau national qu’international, il avait fait en sorte de s’assurer qu’il n’y aurait pas de répercussions.

JUSTICE INFO: Vous avez déjà agi comme avocate de la défense devant le Tribunal pour les Khmers rouges, au Cambodge, où les faits étaient également jugés trente-cinq ans plus tard. Quelle fonction remplit une cour dans des procès de ce type ?

Je n’arrive pas à faire de parallèle entre le procès de Khieu Samphan [président du Kampuchea démocratique de Pol Pot, entre 1975 et 1979, condamné à perpétuité en 2014 puis en 2018 pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide] et l’affaire Sankara. Le procès Sankara est vraiment celui d’une cour d’assises ; on n’y parle pas seulement de responsables politiques, on parle de la mise en place d’un commando. Les faits sont très différents : on ne juge pas Compaoré sur sa gestion ou ses politiques pendant ses 27 années au pouvoir. C’est vraiment l’attentat qui est poursuivi. Bien sûr, quand nous plaidons, nous y mettons la dimension politique mais, en définitive, nous sommes bien en train de parler des 13 assassinats ce jour-là. C’est extrêmement précis, avec des gens qui ont tenu les armes, qui ont participé à la réunion préparatoire, etc.

JUSTICE INFO: Il y a deux accusés absents majeurs au procès : l’ancien président Blaise Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire, et Hyacinthe Kafando, le chef du commando, en fuite. A quel point cela a-t-il diminué l’intérêt de ce procès ?

Cela ne l’a pas diminué. On aurait pu avoir ces accusés présents mais silencieux. Même si les Burkinabés auraient aimé entendre leur voix.

JUSTICE INFO: Les tribunaux saisis de ces procès historiques ont souvent la tentation d’écrire l’histoire. Comment abordez-vous le risque que les juristes se prennent pour des historiens ?

Dans le procès Sankara, la famille ne voulait pas du tout réécrire l’histoire. Pour elle, on a assassiné Sankara et ses compagnons en donnant des explications qui étaient fausses. Et c’était important de rétablir les faits. Il y avait, certes, une remise en contexte historique mais on parlait de faits très précis : ce jour-là, on a tué Thomas Sankara alors qu’il sortait du Conseil de l’Entente et qu’il n’était pas armé, on l’a exécuté, lui et ses compagnons. Point. C’est un déroulement très factuel. C’était un assassinat politique dans le but de prendre le pouvoir. On n’a pas refait l’histoire de la révolution. Il n’y a pas eu d’expert sur le contexte historique. On a vraiment parlé aux acteurs et aux témoins directs de l’époque.

Les juges ne sont pas censés lutter contre l’impunité ; ils sont censés juger de manière impartiale.

JUSTICE INFO: Et dans le procès des anciens dirigeants khmers rouges ?

Dans ce type de procès, le rôle de la défense est de rappeler que l’on est devant un tribunal pénal. On est là pour juger un homme sur des actes qu’il est supposé avoir posés. Au procès de Khieu Samphan, on nous parlait des Khmers rouges, du régime, etc. On dilue le rapport entre l’homme et les faits. On présente la lutte contre l’impunité comme l’étendard de ces juridictions alors que la lutte contre l’impunité revient au seul procureur. Les juges ne sont pas censés lutter contre l’impunité ; ils sont censés juger de manière impartiale. C’est ici où, souvent, le bât blesse. On a affaire à des faits d’une extrême complexité, avec des modes de responsabilité, notamment « l’entreprise criminelle commune », où l’on dit que l’accusé n’avait pas besoin d’avoir envie de commettre un crime pour l’avoir commis et qu’il suffisait que ce soit une conséquence prévisible. Comment être responsable d’un crime que l’on n’a pas voulu commettre ? Ce sont des constructions intellectuelles pour s’assurer que des gens, responsables politiques à un moment donné, puissent être aussi pénalement responsables de faits très éloignés de leur personne. On comprend la volonté morale [qui sous-tend cet objectif] mais on peut arriver à des positions totalement schizophrènes sur ce que c’est de commettre un crime et ce qu’est la responsabilité pénale. Ce sont des procès où il y a une présomption de culpabilité. Nous rappelons, en défense, qu’au pénal, il y a une présomption d’innocence.

On met beaucoup d’attentes dans ces procès en omettant de dire qu’ils n’offriront jamais tout ce qu’on veut. On entend de grands discours sur la lutte contre l’impunité, la réconciliation, la vérité mais, sur des faits aussi complexes et aussi étendus dans le temps, il n’y a pas qu’une vérité – et cela est propre à tout procès.

Certaines juridictions sont faites pour que l’opinion internationale lave un peu sa conscience. Je ne suis pas très certaine que les juridictions internationales servent vraiment à éviter la répétition des faits.

JUSTICE INFO: Mais il existe souvent une tension entre le pénal et l’histoire. Au Cambodge, avant l’ouverture du premier procès, le procureur international avait déclaré devant une assemblée de Cambodgiens qu’il ne s’agissait pas de juger une idéologie. Dans la salle, un homme de la campagne s’était levé pour lui rétorquer que, dans ce cas, il ne poursuivait que « la fumée ». Dans l’esprit de tous, ces procès jugeaient évidemment une idéologie. Comment appréhendez-vous cette tension, quand l’idéologie est au cœur du crime ?

Dans le cas des Khmers rouges, un des gros problèmes juridiques est que l’on nous expliquait que la vision politique des Khmers rouges n’était pas en soi criminelle mais que des moyens mis en œuvre l’étaient nécessairement. On était en plein grand écart. La théorie d’une entreprise criminelle commune où, les crimes étant prévisibles, la responsabilité des accusés était engagée, ne s’appliquait pas. Et il fallait quand même retenir ce mode de responsabilité. Nous disions que si on est en train de transformer un mode de responsabilité parce que l’on n’arrive pas à faire le lien avec les crimes autrement, on ne fait pas du droit. Nous n’avons jamais soutenu qu’il n’y avait pas de crimes à tel ou tel endroit ; nous avons simplement dit : sa participation à telle ou telle réunion ne permet pas d’induire qu’il participait à la commission de ces crimes.

Il y a une question plus philosophique derrière votre question : est-ce que le procès pénal est la bonne forme pour ce type de dossier ? C’est une vraie question et elle est d’autant plus problématique sur des faits particulièrement anciens, où des auteurs plus directs sont morts.

Je pense que si Khieu Samphan n’avait pas été le dernier des dirigeants khmers rouges en vie, on n’aurait pas abouti au même résultat. A un moment donné, on fait avec les moyens du bord et on dit qu’il n’y a pas d’autre moyen que de condamner. Après la première condamnation de Nuon Chea [ancien numéro 2 du pouvoir khmer rouge, condamné à perpétuité en 2014 puis en 2018 pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide] et de Khieu Samphan, un journal avait établi la somme dépensée pour aboutir à ce jugement et dit que l’on avait enfin sa justification. Lorsqu’il s’agit d’individus qui ont essentiellement une responsabilité politique, éloignée des faits, il faut lire les justifications mais les jugements font 2600 pages et personne ne les lit. Si l’on n’essaie pas de comprendre mais seulement de valider un postulat de départ, quel était l’intérêt d’un procès ?

Je crois beaucoup à l’intérêt pédagogique d’un procès. Certaines juridictions sont faites pour que l’opinion internationale lave un peu sa conscience sur des situations où elle n’est pas intervenue. Je ne suis pas très certaine que la jurisprudence des juridictions internationales serve vraiment à éviter la répétition des faits. Ceux qui manquent souvent sur le banc des accusés sont ceux qui avaient le pouvoir de prendre des décisions au moment des crises. Que ce soit en République centrafricaine ou au Rwanda, c’est frustrant de savoir qu’il y avait des missions des Nations unies sur place et que l’on n’a pas empêché les crimes. Cela devrait nous interpeller : que fait-on mal pour que cela se répète ?

JUSTICE INFO: Vous avez défendu Khieu Samphan, un révolutionnaire qui a servi une idéologie vilipendée, ayant détruit des millions de vies au nom de la lutte des classes. Vos clients rwandais étaient accusés d’avoir embrassé une idéologie raciste qui a coûté des centaines de milliers de vies. Dans le procès Sankara, vous représentiez les familles des collaborateurs d’un homme révéré pour son idéologie anticoloniale, panafricaine et pour ses idées visionnaires. Était-ce une respiration pour vous, d’être du côté des victimes et d’une icône positive ?

J’ai toujours aimé être en défense parce que j’aime prendre le temps d’essayer de comprendre et de ne pas avoir une vision manichéenne des choses. Dans le dossier Sankara, il y a une dimension plus personnelle, d’assister la famille d’une personne que j’admire particulièrement et qui a joué un rôle important dans ma construction personnelle. C’est une respiration parce que c’est un autre mode de travail, la pression est différente. Dans mes autres procès en défense, il y a un aspect beaucoup plus intellectualisé. Dans Sankara, l’affect était clairement plus important. Dans ma plaidoirie, j’ai été submergée par l’émotion et je ne m’y attendais pas. J’ai parfois été très émue en écoutant des personnes témoigner devant les tribunaux internationaux mais en plaidant, c’était nouveau. « Défendre » une icône que l’on a respectée, c’est une expérience professionnelle particulière, l’une des plus belles que j’ai vécues.

JUSTICE INFO: Était-ce plus agréable d’être aimée par l’opinion publique, au lieu d’être le vilain canard ?

C’est un métier où l’on apprend à être aimée un jour, et pas le suivant. Je regarde cela avec une petite distance amusée. Bien sûr, c’est plus agréable, non pas d’être aimée – c’est un sentiment très furtif – mais de porter la parole d’une famille et de représenter un homme qui avait une vision et qui en est mort.

JUSTICE INFO: Auriez-vous pu être en défense dans le procès Sankara ?

Non, je n’aurais pas pu, je n’aurais pas accepté. A cause de l’affect. L’avocat doit aller là où il sait qu’il peut faire un bon travail.

JUSTICE INFO: Comment les Cambodgiens pourraient-ils comprendre cela alors que vous avez accepté de défendre Khieu Samphan là-bas ?

Encore une fois parce que, pour moi, c’était peut-être plus facile de mettre une distance intellectuelle avec des faits sur lesquels je n’avais pas d’histoire personnelle. On ne fait pas forcément du bon travail s’il on est trop proche.

JUSTICE INFO: Rwanda, Cambodge, Burkina-Faso : dans tous ces dossiers, les avocats de la défense notamment pointent du doigt les responsabilités étrangères, qui ne sont jamais jugées par ces tribunaux pénaux. Comment vivez-vous ce procès en creux qui n’aboutit jamais ?

C’est une des libertés que l’on a en tant qu’avocat, de mettre en avant tout cela. Il y a le procès dans le prétoire et ce qui va en sortir pour alimenter un débat à l’extérieur. Ce que l’on met en avant devant une juridiction peut nourrir une autre discussion.

JUSTICE INFO: Mais est-ce une source de frustration ou l’acceptez-vous ainsi ?

C’est une question de pouvoir, de [rapport de] force. Je ne l’accepte pas mais on peut la dénoncer. Mettre en avant ces failles-là devant les tribunaux est une manière de les exposer. Je sais bien que les États agissent en fonction de leurs intérêts et que, tant que le rapport de force est ainsi, il est difficile de changer les choses. Ce n’est pas un procès qui change la face du monde. Le fait que l’on ne traite que la responsabilité individuelle implique que l’on ne s’intéresse qu’à une partie du problème.

JUSTICE INFO: Vous dénoncez souvent une justice internationale « hors sol » et vous voilà à nouveau avocate de la défense dans le procès du Centrafricain Alfred Yekatom devant la Cour pénale internationale. Qu’est-ce qui justifie que vous continuiez ?

Il y a quand même une adrénaline particulière dans ces procès. En défense, on a les moyens d’explorer des choses que l’on ne peut pas forcément faire dans une pratique nationale. La vraie question est la façon dont on mène les débats à l’audience. C’est vrai qu’après avoir goûté de la justice nationale dans le procès Sankara – même si sur des faits différents -, savoir que le public peut venir, qu’il suit au jour le jour dans la presse ce qui s’est dit, que les acteurs parlent à visage découvert, fait que l’on a un impact particulier que l’on n’a pas forcément devant une juridiction internationale.

Comme beaucoup de Noirs et de femmes noires qui arrivent à avoir une certaine visibilité professionnelle, on sait que l’on a envie de faire bien puisque, étant donné les préjugés, cela risquerait de fermer la porte à dix autres qui sont derrière nou

JUSTICE INFO: Être une femme et être une femme noire devant ces tribunaux internationaux, qu’est-ce que cela change ?

C’est plus une question de perception chez les gens. Comme beaucoup de Noirs et de femmes noires qui arrivent à avoir une certaine visibilité professionnelle, on sait que l’on a envie de faire bien puisque, étant donné les préjugés, cela risquerait de fermer la porte à dix autres qui sont derrière nous. C’est une responsabilité. Même du côté des accusés, il existe cette notion qu’être défendu par un homme blanc, c’est toujours mieux que par une femme noire. Il s’agit de contrer cela devant des juridictions internationales qui sont souvent inaccessibles à des professionnelles qui viennent des pays du Sud. Qui a les moyens d’y faire même un stage ? Pour un jeune juriste d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie, il faut s’accrocher pour avoir un visa Schengen. C’est encore un système de riches, malgré les efforts. On sait que cela donne un peu d’espoir de savoir qu’il y a aussi des gens qui nous ressemblent un peu et qui peuvent être dans le prétoire.

S’il s’agit de justice internationale et de se confronter à l’universel, eh bien je suis le symbole de l’universalité. Je suis à la croisée de beaucoup d’histoires.

JUSTICE INFO: Au Cambodge, par exemple, y a-t-il eu un moment où vous avez eu le sentiment, bien au-delà du procès, que vous parveniez à éroder les stéréotypes ?

Je ne peux pas dire que je pense à ça tous les matins en me réveillant. J’ai bien vu dans les rues de Phnom Penh que l’on n’a pas forcément l’habitude de voir des Noires comme moi – et encore moins au poste d’avocat. Donc oui, on casse les stéréotypes. Je ne suis pas une sportive, je ne suis pas une danseuse, je ne suis pas une chanteuse. Voilà, je suis avocate dans ma robe noire [rires]. J’étais ‘mè thirvi khmao’, l’avocate noire. Même le client a pu se demander s’il prenait le risque. Quelqu’un de l’équipe [de défense] m’a dit que lorsqu’il s’était agi de choisir, mon client a dit : « Ah oui, ce serait moderne. »

Et puis, s’il s’agit de justice internationale et de se confronter à l’universel, eh bien je suis le symbole de l’universalité. Je suis à la croisée de beaucoup d’histoires. Mais au final, il faut que ce soit anecdotique : c’est ce qui est dit qui est important. De voir enfin des héros qui nous ressemblent à la télé, de pouvoir nous projeter, c’est important quand on est Noir et que l’on est femme. Cela devrait arrêter de faire du bien et être juste normal mais ça ne l’est pas encore.

Comment parler de l’immigration, des matières premières, des problèmes de développement, sans parler de ça, des traces du passé colonial ?

JUSTICE INFO: Le passé colonial revient sur la table de la justice et des réparations. Vous êtes une femme de droit, d’ascendance sénégalaise – le pays de Léopold Sédar Senghor – et martiniquaise – le pays d’Aimé Césaire. Que vous inspire ce retour du colonial et cette exigence de justice ?

Ce que je vois en France est une vraie régression. Nous arrivons à un moment où l’on peut commencer à voir l’histoire en face mais autant la discussion a lieu, autant sur le plan politique j’entends les discours passéistes et rétrogrades des Zemmour, Le Pen et consorts [Éric Zemmour et Marine Le Pen, deux candidats d’extrême droite à l’élection présidentielle en France]. Même chez des gens de gauche, il y avait cette idée sur ce qu’ont apporté les colonies, l’éducation etc., et de nier les choses. Comment parler de l’immigration, des matières premières, des problèmes de développement, sans parler de ça, des traces du passé colonial ? Ce serait une vraie catastrophe si l’on ne pouvait pas avoir cette discussion. Ce serait bien d’avoir en face de soi des gens un peu décomplexés pour en parler, sans avoir de discours du genre « la France, tu l’aimes ou tu la quittes », d’être plus subtil que ça. La discussion pourrait être plus saine, elle ne l’est pas encore mais elle est sur la table.

ANTA GUISSÉ

Anta Guissé est avocate au barreau de Paris (France) depuis 1999. Elle plaide régulièrement devant les juridictions pénales nationales. Entre 2002 et 2010, elle a travaillé au sein de plusieurs équipes de défense devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda. En 2012, elle est devenue avocate internationale de l’ancien président Khieu Samphân devant les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens. Depuis 2021, elle représente le Centrafricain Alfred Yekatom devant la Cour pénale internationale. Au Burkina Faso, elle défend la famille de Thomas Sankara dans le procès de ses assassins présumés.

The Brief Podcast – La Révolution de Sankara

La Révolution de Sankara

L'assassinat de Thomas Sankara en octobre 1987 a brusquement mis fin à la vie d'un panafricaniste révolutionnaire qui a transformé le Burkina Faso en quatre années de révolution remarquable. Nous sommes rejoints par AMBER MURREY et AZIZ FALL pour discuter de Thomas Sankara, de son projet politique au Burkina Faso, de son anti-impérialisme à l'étranger et de leur livre A Certain Amount of Madness: The Life, Politics and Legacies of Thomas Sankara.

Épisode 024 La révolution de Sankara
Date: 18 February 2022 | Durée: 73:45
Bonus: Aziz Fall sur le procès Sankara : 17:26

Afrique XXI – « Procès Sankara ». Le long combat des justiciers de l’ombre

Témoignage

« Procès Sankara ». Le long combat des justiciers de l’ombre

Document sonore · Pendant des années, une poignée d’activistes et d’avocats s’est battue pour que les assassins de Thomas Sankara et de ses douze camarades soient un jour jugés. Une lutte de longue haleine qui semblait perdue d’avance, mais qui a finalement abouti après la chute de Blaise Compaoré. Alors que le procès des responsables présumés du complot se poursuit, Aziz Salmone Fall revient sur les différentes étapes de ce combat.

L’histoire est peu connue, y compris des Burkinabé. Qui sait en effet que sans la ténacité d’une poignée d’activistes panafricains et d’avocats burkinabé qui, pendant plus de deux décennies, se sont battus dans l’ombre pour que justice soit rendue à Thomas Sankara et à ses douze camarades tués le 15 octobre 1987, jamais peut-être le procès de leurs assassins, qui a débuté le 11 octobre 2021 à Ouagadougou, n’aurait eu lieu ? Et que sans la volonté de ces quelques militants inconnus du grand public, jamais probablement leurs corps n’auraient été exhumés des fosses dans lesquelles ils avaient été jetés quelques heures après leur exécution, à la tombée de la nuit…

Parmi ces activistes, Aziz Salmone Fall a joué un rôle moteur. En 1984, ce fils d’un diplomate sénégalais et d’une universitaire égyptienne, aujourd’hui installé au Canada où il enseigne, a fondé avec d’autres militants le Groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique (Grila). Ce groupe s’est donné pour objectifs de « contribuer à l’émergence et à la consolidation du développement autocentré en Afrique et à la solidarité internationale qu’il requiert », et de soutenir « les forces démocratiques et progressistes » sur le continent.

C’est un hasard si le Grila a vu le jour à peu près au même moment que la révolution burkinabé. Certes, ce groupe se retrouvait pleinement dans les orientations politiques de Sankara et de ses camarades, et suivait « avec beaucoup d’intérêt ce processus de changement de rapport de production », selon les termes de Fall. Mais il avait des objectifs qui allaient bien au-delà du cas burkinabé. Après l’assassinat de Sankara et de ses camarades le 15 octobre 1987, le Grila va toutefois jeter toutes ses forces dans le combat pour que justice soit rendue dans cette affaire.

« LA RECTIFICATION A ÉTÉ UN LONG SIMULACRE »

Au début, cette bataille juridico-médiatique semblait perdue d’avance. Durant les premières années de la « rectification » – le régime qui a succédé à la révolution et dont les dirigeants, Blaise Compaoré en tête, ont sapé un certain nombre de ses acquis – personne n’osait évoquer la période révolutionnaire et encore moins citer le nom de Sankara.

 

En septembre 1997, le dixième anniversaire de la mort de Sankara approche. La menace d’une prescription pour ce crime aussi. C’est à cette époque que le Grila entre véritablement en action : le groupe lance la « Campagne internationale justice pour Sankara » (CIJS), s’associe à des avocats burkinabé et se rapproche de Mariam Sankara, la veuve de Thomas qui s’est exilée en France avec leurs deux enfants.

 

Dieudonné Nkounkou, un professeur pénaliste congolais alors installé à Montpellier, en France, et Bénéwendé Sankara, un avocat burkinabé (qui n’a pas de liens familiaux directs avec Thomas Sankara)1 se chargent de déposer la plainte. Mais pendant des années, les militants du Grila et les avocats de la veuve Sankara se confrontent à un mur.

 

« POUR LA PREMIÈRE FOIS, UN DROIT ÉTAIT DIT »

Les avocats du collectif vont épuiser tous les recours possibles devant les juridictions du Burkina Faso – en vain. Mais lorsque la bataille semble définitivement perdue, plutôt que d’abdiquer, ils se tournent vers les Nations unies : le 15 octobre 2002, ils portent l’affaire devant le Comité des droits de l’Homme de l’ONU.

Exposé, selon Fall, à « la risée internationale », le régime de Blaise Compaoré se retrouve dans une situation délicate. Depuis plusieurs années, le tombeur de Sankara a entrepris une oeuvre de séduction auprès de la communauté internationale – des institutions de Bretton Woods, de Washington, et bien sûr de Paris – pour « rentrer dans le rang », faire oublier la période révolutionnaire, les crimes de la « rectification » et le soutien apporté notamment aux rébellions libérienne et sierra-léonaise, et redevenir un partenaire privilégié. Il est même devenu, au fil des ans, un pion central de l’échiquier françafricain en Afrique de l’Ouest. Or les actions du Grila auprès des Nations unies risquent de saper tous ces efforts.

Une fois que l’option onusienne se referme, les avocats relancent l’offensive au Burkina. Il s’agit alors de faire durer la procédure jusqu’à ce qu’une brèche s’ouvre enfin. Parmi les subterfuges évoqués par Fall, les avocats demandent l’exhumation de la tombe présumée de Sankara et de ses camarades, et exigent que des tests ADN soient effectués sur sa dépouille présumée. Puis, en avril 2012, ils déposent une plainte pour séquestration, le corps de Sankara n’ayant toujours pas été retrouvé. Ils lancent ainsi un défi au régime : « Prouvez-nous que Sankara n’est pas détenu dans une de vos sinistres geôles »… En 2008, Dieudonné Nkounkou déclare : « Je m’en tiens aux faits. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est sorti de chez lui et n’est jamais rentré à la maison. Qu’est-ce qui lui est arrivé, on n’en sait rien. Donc, on peut tout à fait penser qu’il est séquestré ! »

 

En novembre 2013, la tombe présumée de Sankara est profanée pour la seconde fois. Les membres de la CIJS craignent des tentatives visant à corroder le site et ainsi à empêcher l’identification des corps. Par ailleurs, le pouvoir judiciaire, inféodé au pouvoir politique, résiste toujours à l’offensive des avocats. Le 30 avril 2014, le tribunal de grande instance de Ouagadougou se déclare incompétent pour ordonner des expertises ADN. Les possibilités, pour les avocats, s’amenuisent. Et l’espoir, pour la famille de Thomas Sankara, s’érode.

« CETTE VAGUE ÉTAIT LE FRUIT DES GRAINES SEMÉES »

Mais la mobilisation ne faiblit pas pour autant. En 2009, après le semi-échec à l’ONU, un groupe de militants a lancé depuis la France le « Réseau international justice pour Sankara ». Ce groupe, coordonné par Bruno Jaffré, auteur de plusieurs ouvrages sur Sankara et animateur d’un site qui lui est dédié, effectue un gros travail de lobbying pour qu’une enquête internationale soit ouverte. Il multiplie les réunions publiques et les pétitions.

Surtout, la donne a changé au Burkina, où le régime de Blaise Compaoré vacille. En 2011, des mutineries qui ont éclaté dans plusieurs casernes militaires l’ont fragilisé. En 2013, l’opposition reprend du poil de la bête et organise plusieurs manifestations pour dire « non » à une éventuelle modification de la Constitution qui permettrait à Compaoré de briguer un nouveau mandat présidentiel. Au même moment, une multitude d’organisations de la société civile, parmi lesquelles le « Balai citoyen », mobilisent la jeunesse.

En octobre 2014, quand les plans de Compaoré deviennent clairs, et qu’il annonce sa volonté de modifier la Constitution, des centaines de milliers de Burkinabé descendent dans la rue. Le 31 octobre, Compaoré abdique (non sans avoir tenté de réprimer les manifestants2) et fuit le pays avec l’aide de l’armée française. Un nouveau champ des possibles s’ouvre alors aux militants du Grila et à la famille de Sankara.

 

Rien n’indiquait que le régime de transition, dirigé par un duo composé du président Michel Kafando, un ancien diplomate ayant servi le régime Compaoré (à l’ONU notamment), et du Premier ministre Yacouba Isaac Zida, un militaire issu du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), considéré comme la garde prétorienne de Compaoré, rouvrirait les dossiers enterrés par le pouvoir déchu. Pourtant, le 24 mars 2015, près de 18 ans après avoir entamé ses démarches, la CIJS apprend que le dossier Sankara sera enfin instruit par la justice militaire. Très vite, celle-ci, sous l’impulsion du juge François Yaméogo – un magistrat « extrêmement courageux », estime Fall – lance une dizaine de mandats d’arrêts internationaux, dont un visant Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire. Il ordonne en outre l’exhumation des tombes et entreprend de faire analyser l’ADN des corps qui s’y trouvent.

 

Malgré ces résultats décevants, les membres de la Campagne internationale Justice pour Sankara sont requinqués. Le 15 octobre 2015, Fall est reçu par le juge Yaméogo.

A l’issue de plusieurs mois d’investigations, François Yaméogo, qui n’arrive pas à obtenir suffisamment d’éléments probants pour prouver l’implication de puissances étrangères, mais qui a entendu des dizaines de témoins et inculpé vingt-deux suspects, décide de disjoindre le volet national et le volet international du complot, afin de pouvoir juger au plus tôt les responsables burkinabé. Le premier volet est clos – c’est celui-là qui est actuellement jugé -, tandis que le second volet est toujours en instruction, sous la direction d’un nouveau magistrat.

« LA VÉRITÉ, ÇA PREND DU TEMPS »

Les avocats de la CIJS, ayant accès au dossier, ont pu suivre les avancées du juge et ont notamment découvert le contenu des archives que la France a envoyées en trois lots, à la demande de la justice burkinabé. Ils se rendent alors compte que celle-ci savait tout ce qu’il se passait, à l’époque, à Ouagadougou – pour eux, elle ne pouvait pas ignorer le complot qui se préparait contre Thomas Sankara -, mais aussi que les archives transmises à la justice burkinabé semblent avoir été triées sur le volet à Paris de manière à ce que certains éléments ne soient pas divulgués.

Malgré ces obstacles et l’absence à la barre du principal accusé, Blaise Compaoré, et du chef du commando ayant mené l’opération le 15 octobre 1987, Hyacinthe Kafando, Aziz Salmone Fall a bon espoir que la vérité soit connue à l’issue du procès. Semaine après semaine, au rythme lent de la justice, les témoignages se succèdent à la barre du tribunal de Ouagadougou. Pour l’heure, ils n’ont pas permis de découvrir des éléments nouveaux, et ont même parfois donné l’impression d’un retour en arrière – plusieurs des accusés sont en effet revenus sur la version qu’ils avaient livrée durant l’instruction. Mais l’animateur du Grila ne veut y voir que du positif.

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